[OGM] Jacques Testart, publie "Des hommes probables", Editions du Seuil

21 janvier 2000

Jamais un coup de gène n'abolira le hasard

Rencontre avec le biologiste Jacques Testart, qui publie Des hommes probables*, un livre en forme de cri d'alarme contre les errements de l'idéologie de "la révolution génétique". Un "eugénisme de marché" est-il en train de voir le jour ?

Au moment où, à longueur de colonnes et à coups de shows télévisés, on célèbre la "révolution génétique" qui serait censée, à court terme, libérer l'humanité de la fatalité des maladies par la "thérapie génique", un chercheur, et pas des moindres - il s'agit de Jacques Testart -, dénonce une énorme usurpation jouant sur les angoisses et les espoirs du grand public pour drainer les milliards de francs d'investissements publics et privés vers une recherche technologique fort éloignée de l'intérêt médical mais qui aurait pour conséquences de réduire les infinies caractéristiques humaines en autant de parts de marché dûment répertoriées et livrées à la concurrence sans frein des détenteurs et exploitants des milliers de brevets déposés sur le génome humain : multinationales pharmaceutiques, laboratoires de diagnostics, fabricants de tests, compagnies d'assurance, employeurs, etc. Il y voit une renaissance de l'eugénisme qui, au début du XXe siècle, avait nourri de nombreuses théories sur l'inégalité humaine mais, cette fois, un eugénisme nettoyé de ses scories idéologiques ou religieuses, politiquement correct et idéologiquement neutre, un eugénisme de marché en quelque sorte, caractérisant l'homme normal "par défaut" et non plus par "excès" de qualités : l'idéal de Robert Musil, ratifié au nom d'une pseudoscience élevée en parangon de la modernité. Biologiste, directeur de recherche à l'INSERM où nous l'avons rencontré, consultant du Comité consultatif national d'éthique, "père" du premier "bébé éprouvette", Jacques Testart avait déjà brisé le consensus sur la recherche biologique, en 1988, par sa démission fracassante des responsabilités qu'il assumait alors dans ce domaine. Aujourd'hui, il dénonce la poudre aux yeux qui cache, selon lui, la réalité des développements de la génétique moléculaire... · commencer par l'illusion sur la "science" elle-même : "Je ne veux plus parler de la science, car nous avons affaire à une technoscience, c'est-à-dire à quelque chose de monstrueux qui se sert de la science acquise pour produire de la technologie. Le métier de chercheur est de plus en plus un métier de technicien supérieur, avec très peu de liberté d'innovation parce qu'il doit chercher là où cela paraît utile à ceux qui l'emploient. Depuis la découverte de l'ADN et de son fonctionnement, on ne peut pas dire que la biologie ait produit des concepts nouveaux. Ce qu'elle a produit, ce sont des outils, et ce qui a progressé, ce n'est pas l'intelligence, mais la puissance d'action."

C'est là que Jacques Testart relève une deuxième "entourloupe", dans l'illusion entretenue de "thérapie génique". "Cela ne marche pas, martèle-t-il. Je souhaiterais être démenti demain mais la génétique ne guérit pas et, ça, on ne le dit pas, alors qu'il y a des investissements colossaux, à la fois idéologiques - dans la société - et matériels, dans les centres de recherche et dans les industries privées. La seule façon de récupérer ces investissements, c'est de se placer du côté où ça marche, c'est-à-dire du diagnostic, et non pas du traitement"... Or, le diagnostic n'a de sens que s'il est prénatal ou - c'est le domaine de prédilection de Jacques Testart - préimplantatoire dans le cas de la procréation assistée, dont la pratique se généralise pour pallier la stérilité des couples. Dès lors que la culture d'ovules en grand nombre serait rendue possible, le diagnostic génétique préimplantatoire ouvrirait la porte à une véritable sélection eugénique en masse des embryons. En vertu de quels critères ? "Qu'est-ce qu'un enfant normal ?" Il n'y a pas de mesure scientifique de la santé. Quel embryon "normal" gagnerait alors le label de la génétique ?

"Cette sorte d'aspiration de la recherche médicale par les exigences du marché génétique est l'un des effets de l'impuissance médicale. Le diagnostic n'est pas fait pour savoir ce qui va arriver mais pour ce qui pourrait, éventuellement, se produire. C'est cela, "l'homme probable". Jacques Testart poursuit : Dans ce domaine, un marché énorme existe : actes médicaux de plus en plus chers, industries qui fabriquent des sondes génétiques, entreprises qui développent des batteries de tests pour identifier, pas forcément sur l'embryon, des caractéristiques génétiques... Dès que ce système de tests génétiques sera opérant, il y aura un appel d'offre terrible avec ce discours : "On n'a pas le droit de faire un enfant du hasard." Or cette idée de supprimer le hasard est une illusion. Le génome ne définit pas le destin de la personne. Toute une confusion est entretenue avec cette fable du programme qui serait dans les gènes. "Le rôle du gène dans l'occurrence des maladies les plus répandues ?" à part quelques rares maladies monogéniques, quinze ou vingt, dont la mucoviscidose ou les myopathies, on ne peut rien prédire", car pour qu'une pathologie se déclare, il y faut la combinaison de plusieurs facteurs génétiques, eux-mêmes combinés avec des facteurs extragénétiques. Les risques sont infinis et c'est pour cela aussi que la génétique ne peut pas guérir. "L'intérêt du diagnostic alors" C'est d'établir une vérité statistique, qui n'est jamais vraie à l'échelle d'un individu", mais dont l'intérêt économique, et non médical, saute aux yeux. Il suffit de penser aux assureurs, tout prêts à fournir le modèle acceptable de cet "homme probable".

En attendant, on brevette donc, à tour de bras, gène après gène. Les Américains en ont déjà déposé près de 4 000, les Japonais autant, et quel que soit le sérieux que Jacques Testart reconnaît aux positions françaises en matière d'éthique et de précaution, il juge qu'elles seront de peu de poids face au marché mondial qui s'ouvre et à la philosophie des pays qui en sont les principaux acteurs. Alors, il rue dans les brancards et son livre est salubre, instructif, convainquant, et surtout, il permet de garder la tête froide devant les promesses d'un avenir où un coup de gène abolirait le hasard.

Gilles de Staal

(*)Jacques Testart, Des hommes probables (de la procréation aléatoire à la reproduction programmée). Editions du Seuil. 279 pages, 120 francs.



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